ÊTRES DU MONDE

La compréhension de soi ne se fait pas en se retirant de la société ou en s’isolant dans une tour d’ivoire.
– Krishnamurti

Ces quelques mots de Krishnamurti m’ont interpellé ce matin car le mécanisme de retrait et de fuite est souvent une réaction normale devant ce qui nous semble trop dérangeant, impossible ou inatteignable.

Devant la folie et le chaos qui sévissent dans le monde extérieur actuellement, et les projections d’avenir si peu reluisantes, on aurait bien envie de disparaître, de se cacher sous une roche et de revenir à notre état larvique. Après quelques décennies relativement optimistes et pleines de promesses sur le plan social, les temps présents sont durs pour les rêveurs, comme les réalistes.

Mais peut-être que ce sont des événements aussi troublants qui se passent en dehors de nous qui pourront nous aider à voir plus clair en soi. Peut-être que nous avons besoin, pour grandir, individuellement comme collectivement, d’un peu de trouble dans le monde.

Car lorsque la vie est trop tranquille, trop facile, elle devient plate et on a alors tendance à se complaire dans la facilité, à tenir les choses pour acquis et à s’endormir. Peut-être que ce sont ces temps challengeants qui nous font grandir le plus, ces défis qui nous font sortir du petit soi confortable qui se pense en contrôle et qui se projette trop par en avant en passant à côté du moment, de la réalité actuelle.

Au seuil officiel de la retraite, j’ai parfois tendance à rêver au repos et à la farniente, à la dolce vita. Mais je regarde les nombreuses situations sociales qui sévissent autour de moi – notamment l’itinérance et la difficulté pour les jeunes d’accéder à se loger à coût raisonnable – et je ne peux me satisfaire en me trouvant chanceux d’avoir une maison. Je regarde le monde qui a faim, les immigrant.e.s en transit, les enfants qui ne mangent pas à leur faim et ça me dérange dans mon auto-satisfaction.

Pas suffisant que petit moi soit bien pour faire taire l’appel à l’aide au monde, en même temps que petit moi doit être bien avant de penser oeuvrer pour le bien du monde. Les deux sont liés. Vient un moment ou aider les autres nous faire sentir bien, mais on ne doit pas en dépendre non plus. FIne nuance s’il en est une.

Ma situation extérieure privilégiée ne me permet pas de m’assoir sur mes lauriers et de me considérer à l’abri. Car ce qui se passe dans le monde se passe en soi aussi. Et les choses changent si vite.

Comment être complètement satisfait.e dans un monde qui crie famine ? Ou devrais-je dire qui crie maison ? Qui appelle à l’aide.

Sans penser que le monde ne peut survivre sans nous, et loin de moi l’idée que nous devons devenir des sauveurs, je crois cependant que nous devons contribuer chacun.e à notre façon au bien-être du plus grand nombre. Pro bono publico. Au service du plus grand nombre.

Même si elles sonnent un peu cliché, les fameuses paroles de Kennedy qui disait ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays me semblent plus inspirantes que les actions des nouveaux ptits boss des bécosses actuels dans leurs tours d’ivoire.

Et au bout du compte, peut-être que la seule façon de se comprendre et de se réaliser consiste à aider le monde. Car nous sommes du monde, nous sommes le monde.

Ci-bas un texte confrontant de Rafaello Manacorda trouvé sur FB que j’ai traduit car parfois, nos opinions bien pensantes se transforment en tour d’ivoire.

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FEU ET GLACE : L’ARTICLE SUR ISRAËL ET LA PALESTINE QUE JE N’AI JAMAIS VOULU ÉCRIRE
J’écris ces mots presque contre mon gré, sachant qu’ils risquent fort de contrarier de nombreux proches.
Depuis des années, j’observe un silence absolu sur le conflit israélo-palestinien.
J’éprouve un amour et un respect profonds pour le Moyen-Orient.

J’ai rarement été dans une région du monde où je me sens aussi dynamique, puissante et riche. La paix au Moyen-Orient est l’une de mes définitions du paradis sur terre.
Je prie pour vivre assez longtemps pour la voir.
Cela dit, mes réflexions sincères sur le conflit actuel risquent de vous contrarier, quelle que soit votre « opinion » sur ce conflit.
Permettez-moi d’abord de vous dire ceci : si vous vous trouvez actuellement dans une situation où votre vie dépend de votre choix de camp, tout ce que j’écris peut vous sembler absurde.

Je ne peux même pas prétendre imaginer la douleur et la peur que vous ressentez.
Je ne sais pas ce que je ferais dans votre situation.
Je ne peux que vous apporter mon soutien, ma douleur et ma bénédiction, quel que soit le camp dans lequel vous vous trouvez.
Mais si, au contraire, vous êtes Européen, Australien, Américain, ou même Israélo-Palestinien, relativement en sécurité, et que vous pouvez vous permettre le luxe d’écrire et de lire sans être en danger immédiat, alors ce texte est fait pour vous.
Je comprends que se réveiller avec les nouvelles de ce qui se passe au Moyen-Orient puisse être déchirant.

Je comprends que, que vos cauchemars portent sur la famine infantile à Gaza, le sort des otages israéliens, ou les deux, vous puissiez penser que « ça suffit » et qu’il est temps d’arrêter.
Et pourtant, lorsque vos sentiments légitimes, votre chagrin, votre rage, votre désespoir, votre peur se transforment en opinions, lorsque votre langage devient une sorte de « tout le monde devrait voir ce que je vois, et s’ils ne le voient pas, ils sont soit stupides, soit inhumains », vous m’avez complètement perdu, et avec tout le respect que je vous dois, je vous le répète sans cesse : vous ne m’entraînerez pas dans votre drame.
Regardez : même si je n’ai pas vécu personnellement les horreurs de Gaza ou d’Ukraine, j’ai été impliqué dans de nombreux conflits violents.
J’ai passé de nombreuses années à me battre, fièrement et vigoureusement, pour « ce qui était juste ».

Je comprends très bien la mentalité militante.
Je crois même que, dans certains contextes, cette mentalité est nécessaire.
Mais je vois aussi, avec une clarté cristalline, que l’état d’esprit militant et rassembleur n’est qu’une façon parmi d’autres de voir le monde.

Et c’est loin d’être la façon la plus saine ou la plus encourageante de le voir.

Et voici pourquoi :
Cette même droiture qui nous pousse à nous révolter dans une colère légitime et à briser les chaînes de notre propre esclavage, cette même droiture, lorsqu’elle est dissociée du danger ou de la souffrance vécus, peut devenir un poison dangereux.
J’ai vu des dizaines, voire des centaines, d’êtres humains passer – instantanément ! – du statut de fervent défenseur des faibles à celui de prédicateur, de tyran et, dans certains cas, d’agresseur.
Croyez-le ou non, mais d’après mon expérience personnelle auprès de centaines de personnes, voici comment cela fonctionne :
Vous constatez une injustice.

Vous ne supportez pas de ressentir ces émotions, alors vous vous forgez une opinion cristallisée à son sujet.
Vous assignez les rôles de victime et de persécuteur.
Ensuite, votre opinion se charge d’émotions, qui, soit dit en passant, sont largement indirectes.
Autrement dit, vous ne mourez pas de faim ni ne courez un danger de mort immédiat, mais vous agissez comme si c’était le cas.
Votre belle qualité humaine d’empathie échappe à tout contrôle et façonne désormais votre monde.
Votre langage se remplit de « toujours » et de « jamais ».
La chaleur de votre émotion s’est transformée en la froideur glaciale de votre opinion inattaquable.
En bref, vous êtes entré à pieds joints dans le triangle du drame, et même si vous savez pertinemment qu’il s’agit d’une spirale sans fin, vous vous dites :
« Cette fois, c’est différent.»
Mais ce n’est pas le cas.
Pensez-vous que ceux que vous qualifiez de « persécuteurs » n’ont jamais été victimes ? Pensez-vous qu’ils n’ont pas connu de souffrance légitime, à un moment donné ?

Ne pensez-vous pas qu’ils ont aussi ressenti « cette fois, c’est différent », et que c’est précisément ce qui les a transformés en oppresseurs ?
Mon expérience personnelle de 20 ans au contact des ombres humaines ne me laisse guère de doute.
De la souffrance aux opinions, en passant par la violence qui se manifeste dans notre tête, notre cœur, et potentiellement dans nos actes, c’est une pente glissante et rapide.
Oui, parfois, s’engager sur cette pente peut être justifié.

Si vous êtes enfermé dans une cellule en sous-sol, si votre famille est agressée, je ne vais pas rester là à vous faire la morale et à respirer.
Mais si vous écrivez furieusement vos articles sur les réseaux sociaux tout en sirotant votre matcha latte, ma compassion s’arrête là.

Vous n’avez pas le droit de transformer vos opinions en vérité absolue.
Vous n’avez pas le droit de perpétuer la spirale de la violence en jugeant qui est la victime et qui est l’oppresseur.
Vos sentiments, vos émotions, votre vérité nue et vulnérable, c’est ce que le monde entier veut entendre. Pas vos opinions politiques, et certainement pas votre version du Jugement dernier.

À vrai dire, ma critique des commentateurs des réseaux sociaux qui boivent du latte est bien pâle en comparaison de l’indignation que je ressens face à l’imprévoyance et à la trahison de l’humanité de soi-disant chefs spirituels et religieux.

C’est déjà assez grave lorsqu’un citoyen ordinaire se laisse posséder par une « vérité » et cesse de s’ouvrir à l’autre camp (psychologie 101 : le camp réprimé se réfugie dans l’ombre où il se nourrit, se déforme et devient projection).
Mais il est consternant que ceux qui deviennent si partiaux soient les imams, les rabbins ou les prêtres.
Ce sont précisément ces personnes qui, de par leur rôle et leur vocation sacrée, devraient nous rappeler à tous, encore et encore, que l’humanité entière est Une.
Il est tragique que ces mêmes chefs spirituels passent des heures à prêcher exactement le contraire : une « vérité » unilatérale, clivante et violente qui perpétue la souffrance sans fin.
Est-il vraiment si difficile de voir que ceux qui sont impliqués dans des conflits, si l’on fait abstraction de la religion et d’autres abstractions comme la nationalité, ne font en réalité qu’un ?
Comment est-il possible que les chefs spirituels de tous bords ne remplissent pas leur devoir sacré de favoriser l’entente avec « l’ennemi » ?
Un vrai rabbin devrait prêcher l’amour envers les musulmans.

Un vrai imam, l’amour envers les juifs.
Ce devrait être leur priorité ABSOLUE et une partie de leur mission sacrée dans la société. Pourtant, la plupart, voire la totalité, de ces chefs spirituels ont abandonné cette mission. Pourquoi ?

Parce qu’ils ont laissé leurs émotions et leurs souffrances prendre le dessus sur leurs esprits et leurs cœurs.
Maintenant, ils utilisent leurs chaires pour prêcher le nettoyage ethnique et la guerre sacrée, attisant les émotions des masses.
Je suis, je l’avoue, très en colère contre eux.
Et puisque nos chefs spirituels ont abandonné leur mission, il nous appartient de prendre position fermement et de NE PAS nous laisser emporter par le tourbillon de nos émotions.
Et oui, je sais, certains d’entre vous diront :
« Mais pas quand des enfants meurent de faim. »
« Mais pas quand des otages innocents sont retenus captifs. »
Et à cela, je réponds avec amour… NON.

C’est précisément dans ces moments-là qu’il est impératif, urgent et essentiel d’utiliser nos outils et de mobiliser nos émotions afin qu’elles NE SE CRISTALLISENT PAS EN OPINIONS.
Les émotions sont chaleureuses, vives, palpitantes.
Les opinions sont froides, exclusives, séparatrices.
Ne confondez jamais les deux !
Permettez-moi de terminer cet article par une anecdote qui m’a ouvert les yeux.
Il y a quelques mois, j’animais une formation d’une semaine.

Le groupe n’était pas nombreux, mais parmi eux, il y avait des Israéliens, des Palestiniens de Cisjordanie, ainsi que des Russes et des Ukrainiens.
Vous vous demandez peut-être combien de temps nous avons consacré à débattre des douloureux conflits israélo-palestinien ou russo-ukrainien ?
La réponse est : aucun.
Dès que ces êtres ont eu accès à un espace où ils pouvaient ressentir et exprimer leurs émotions, et qu’ils ont accepté de ne pas se livrer à des opinions ni se faire la morale…
En un rien de temps, ils dansaient, pleuraient et riaient ensemble.
Je suis très claire : c’est un modèle de guérison.
Tous les sentiments – zéro opinion.
Cela crée proximité et compréhension.

Cela peut créer la paix.
Les émotions, lorsqu’elles sont assumées et exprimées, portent la chaleur de la vie.
Les opinions, lorsqu’elles sont durcies et cristallisées, portent la froideur de la mort.
Puisse tout cela fonctionner.

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