
– Krishnamurti
Si l’on n’attend pas l’Inattendu, on ne le découvrira pas, lui qui est inexplorable et sans accès.
– Héraclite, VIe siècle avant notre ère
La majorité d’entre nous vit toujours un peu de la même manière, toujours un peu pré-programmé.e.s. On a des attentes de comment les choses devraient être, fondées sur du connu, sur le passé et certaines traditions, et tant que ça colle à ça, la vie coule plus ou moins platement.
Mais dès que survient un peu d’inattendu, de l’imprévisible, qui est, par définition, inimaginable car on ne peut imaginer seulement ce que l’on connait, du moins ce qu’il est possible d’imaginer, et qui se fait toujours sur des bases connues.
Tout un défi de vivre en étant complètement ouvert.e à l’inattendu, l’inimaginable, à l’imprévisible. Presqu’impossible. Mais possible d’attendre l’inattendu. Sans attentes toutefois. Ça requiert foi, espoir et une imagination un peu débridée. Il faut apprendre à vivre dans un état complet de peut-être.
Peut-être que oui, peut-être que non, peut-être que ça, et/ou autre chose. Et peut-être que rien aussi, peut-être que rien de tout ce que l’on a déjà imaginé auparavant. Peut-être que la vie est toujours prête à nous surprendre, à nous faire éclater la boîte à idées mais que nous on regarde en arrière. Et on s’attend à rien.
On doit garder son esprit ouvert, comme son coeur, et être prêt.e à recevoir tout, rien, n’importe quoi et son contraire. Apprendre à vivre en mode vice et versa et dans la flexibilité de contorsioniste. Vivre avec une folie certaine, avec une discipline interne, qui repose sur le tout mais aussi sur le rien. On doit être prêt.e à vivre avec la mort possible à chaque instant car elle peut toujours arriver pour nous surprendre.
Vivre comme si demain n’existait pas car demain n’existe pas. Qu’une file de petits moments à la queue leu leu qu’on limite si on n’ose pas oser le tout pour le tout, si on n’ose pas oser tout perdre tout le temps. Car les gens qui pensent posséder les multiples biens qu’ils ont autour d’eux ne vivent que dans la peur de tout perdre car perdre tout est notre destin. Corps inclus. Et

Je ne m’attendais pas à ce que ça finisse comme ça cette chronique. Surprenants mots va.
Fin, et nouveau début.
Sentez-vous les fleurs ?
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L’être humain attend quelque chose de frais en réchauffant les restes de la veille, de la semaine dernière, ou de l’année dernière.
Il attend quelque chose, quelque chose qui est… attendu; cela est toujours une apparence du réel, jamais le réel tel qu’il est.
Il ne réalise pas encore que ce qu’il attend c’est le réel et non une forme du réel.
Ce qu’il attend c’est l’inattendu.
Voilà pourquoi Héraclite dit : «Si l’on n’attend pas l’Inattendu, on ne le découvrira pas, lui qui est inexplorable et sans accès.»
Inexplorable et sans accès, cela l’est certainement, car nous avons exploré toutes les avenues possibles et tout ce que nous avons avancé est tombé beaucoup trop court.
Après avoir bien sûr essayé sans succès tout ce qui flatte les sens, le mental, l’intellect et l’ego, l’être humain essaie les religions, les philosophies, les psychologies, les idéaux, les prédicateurs, l’alimentation saine, la visualisation, la pensée positive, les cristaux, les anges, bref tout ce qui lui donne l’impression de chercher d’une façon inédite, mais qui n’est au fond que la même recherche de quelque chose dont on s’est déjà fabriqué une image et qui flatte toujours la même chose qu’avant.
L’Inattendu est inexplorable et sans accès.
Si c’est explorable, c’est le connu, c’est un objet, physique ou subtil, qui peut être appréhendé, saisi par quelqu’un.
C’est la nature radicale de la sagesse de ne pas être accessible, c’est-à-dire sans accès pour quelqu’un qui recherche quelque chose.
Ce qu’on cherche n’est pas à l’avant du processus de la recherche, c’est derrière lui; ça l’imprègne tout comme le coton ou la laine imprègnent la totalité d’un tissu.
On ne peut connaître que ce qu’on n’est pas.
Ce que l’on est, on l’est et cela est carrément inexplorable.
Qui pourrait bien l’explorer ?
Il ne peut que survenir une cessation, une extinction de l’attente du connu, du cheminement qu’on peut décrire.
Ce qui reste alors, c’est la totalité du réel, c’est l’Unique, l’Éternel, qui est sans accès.
Il faut savoir oser, se montrer audacieux, aller au bout de sa vie, au bout de soi-même.
C’est cela «attendre l’Inattendu».
Oser aller jusqu’à l’impasse qui attend toute «démarche» jusqu’au point où il faut reconnaître que cela qu’on cherche est sans accès.
Cette impasse, cette aporie (l’adjectif ἄπορον de ce fragment s’y rapporte) est essentielle pour pouvoir se remettre en question; et se remettre en question est essentiel pour se libérer de ses prétentions et de ses restrictions.
Ce qu’exprime ici Héraclite est capital pour tout être humain qui a à cœur la sagesse véritable.
On peut s’illusionner très longtemps et demeurer dans l’impression d’être arrivé à quelque part; on peut y séjourner toute sa vie; c’est encore le lot de la multitude (les polloí, πολλοί, «les nombreux») comme le souligne ailleurs Héraclite.
Le sage d’Éphèse nous invite à aller jusqu’au bout.
– Jean Bouchard d’Orval
