AMOURAGE

La rage que tu ressens provient du même endroit en ton coeur d’où vient l’amour.
C’est pourquoi tu refuses d’accepter un monde où la cruauté règne et où le feu consume tout.
Tu as connu l’espoir, la joie et la bonté comme tu as connu l’eau.
Et la justice est une rivière qui requiert de ne pas abandonner.

– Nikita Gill

Il y a parfois de ces images qui heurtent, révoltent, lèvent le coeur, autant cette partie du coeur qui aime, que celle qui rage.

Le petit Yazan, 7 mois, a été retrouvé vivant sous les décombres, dans les bras de sa mère, en train de téter. Il ne connaîtra jamais sa mère.

C’est avec cette rage et cet amour au coeur que l’on doit considérer l’état actuel comme la suite de notre monde si inhumain.

Bien sûr que le massacre du Hamas en octobre 2023 était horrible, inhumain, un acte de terreur. On ne peut défendre aucune horreur. Mais depuis, cette même terreur continue de prendre place quotidiennement, sous nos yeux si on ose le moindrement regarder. Mais parfois, c’est trop.

Nous sommes ici, impuissant.e.s, dégoûté.e.s, à voir un massacre prendre place en direct, à savoir que des enfants et leurs mères, comme leurs pères et autres innocents, sont tuée.s à tous les jours., qu’un peuple est affamé, malade, isolé. Intentionnellement.

Et nous, on continue notre vie dans un confort plus que relatif, en tentant de faire du sens d’une humanité en déroute, et en essayant aussi de ne pas trop ressentir de culpabilité, mais ne pouvant toutefois nier une certaine part de responsabilité devant cette horreur car nous y participons aussi d’une certaine façon. Mais sommes-nous capables de répondre adéquatement à l’horreur plutôt que seulement réagir ?

Et tout cela se passe pendant que le principale responsable des atrocités de Gaza est accueilli en grandes pompes chez nos voisins du sud. Parfois la rage veut sérieusement tasser l’amour. L’amour doit tenir bon, et faire le fort.

Alors que faire devant l’horreur ?

À part s’indigner, s’informer et poster des photos et des faits ?

La question se pose mais les réponses ne se présentent pas simplement.

Ce matin, le petit tapis blanc d’avril qui recouvre tout ne réussit pas à adoucir la rage de mon amour, la pulsation sauvage de mon coeur, les cris que ce dernier voudrait émettre. Alors que quelques écrits. Que ces quelques mots pour consumer cette grande flamme d’amour qui veut dire et faire quelque chose, mais qui se sent bien impuissante.

Qu’un souhait alors: que notre humanité s’éveille.

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Indignez-vous ?
de Christian Vézina, Le Devoir 8/4/25

Oui, je sais. Normalement, cette sentence se termine par un point d’exclamation. Mais il se trouve que je souhaite aujourd’hui questionner cette vertueuse injonction. Évidemment j’en comprends l’origine. Pour survivre au bombardement d’informations que nous subissons, tout en restant sains d’esprit, nous devons mettre une distance entre la violence des actualités et notre émotion.

Mais le danger est réel que cette marge de protection se distende peu à peu en une large plaine menant à l’insensibilité. Je ne parle même pas ici d’indifférence mais d’un regard distancié à tel point que l’émotion ne puisse se mettre en mouvement, tristesse, colère, indignation s’écrasant dans un même sentiment d’impuissance.

Le célèbre « Indignez-vous! » se dresse donc pour faire barrière à l’insensibilité rampante et calmer un instant notre sentiment d’impuissance. C’est tout bon tout ça, pensez-vous? Permettez-moi d’émettre quelques doutes.

L’indignation, contrairement à la peur par exemple, est une émotion essentiellement morale; elle naît lorsque des valeurs qui nous sont fondamentales s’avèrent bafouées. Mais il se trouve que nous n’avons pas tous le même système de valeurs et cela implique que nous n’aurons pas les mêmes indignations…

L’un sera indigné que l’État démocratique impose des limites à l’entreprenariat, même par souci de santé publique. L’autre, au contraire, se scandalisera de ce que le grand capital gonfle comme baudruche pendant que le Trésor public s’étiole en peau de chagrin.

Certains encore s’indigneront de la diversité des orientations sexuelles pendant qu’en face, on sera outré par l’intolérance, la cruauté et le rejet qu’elles suscitent. Et, de part et d’autre, chacun sera persuadé que son vis-vis est un indécrottable décadent. Il m’apparaît donc que le recours systématique à l’indignation, loin d’être une planche de salut, ouvre plutôt une voie royale à la polarisation extrême de toute discussion. Discussion polarisée, en voilà un bien triste et stérile oxymore; il faut quitter les pôles pour se parler sans hurler.

Le théâtre digital

Nous vivons dans un monde de représentations. Depuis un siècle, ces représentations prennent de plus en plus de place dans nos vies, parfois même davantage que des éléments importants de notre réalité personnelle; bien des voisins ou même de vieux parents et amies, aimeraient être l’objet d’un dixième de l’empathie projetée sur certains personnages de nos séries télé.

Les moyens de communication modernes nous ont colonisés en profondeur, altérant sérieusement notre rapport à l’autre et au monde. Le succès de la télé-réalité (intéressant substantif) repose, en grande partie, sur le fait que ce qu’on voit à l’écran nous semble avoir plus de valeur que le réel lui-même. Autrement comment expliquer que tant de gens aient été prêts à aller se brosser les dents ou s’épiler le poitrail devant des caméras les filmant nuit et jour? L’enjeu est clair : si tu passes à la télé, tu existes plus fort! Pitoyable magie que cet illusionnisme.

Et ça, c’était avant. On a progressé. Les réseaux sociaux nous attendaient tapis dans l’ombre. Maintenant nous n’avons même plus « à passer dans l’journal » . Chacun est son journal et sa télé et, de fait, chacun a choppé le virus médiatique du sensationnalisme, des gros titres, de l’abandon des nuances et du prêt à tout pour se démarquer. L’indigné aussi, ça va de soi, veut qu’on entende son cri, pour de vertueuses raisons, certes, mais aussi pour se sentir exister. Il prendra donc les moyens qu’il faut, plus souvent ceux de l’outrance que de la réflexion.

Voilà pourquoi j’ai voulu replacer l’indignation dans le cadre où elle surgit et s’exprime au quotidien: ce monde numérique où la représentation du réel semble importer plus que le réel lui-même, bref, où paraître révolté importe plus que la révolte… Car, à l’heure de l’économie du clic, du j’aime et du retweet, l’indignation, il est facile d’en faire métier, d’en tirer profit et capital médiatique mais pire encore, de s’en contenter : la simple posture morale nous tenant lieu d’action – comme c’est pratique – dans notre petit théâtre digital.

Pour ma part, je crains que cet ersatz d’engagement, à petit prix et à grand bruit, finisse de nous engourdir d’un illusoire sentiment d’avoir agi, en plus d’intoxiquer la réflexion collective à force d’exclamations assourdissantes. Crier permet de libérer nos tensions, évidemment; mais que veut l’indigné? Soigner sa douloureuse émotion ou mettre à bas l’inacceptable injustice qui en est la cause?

Avant de terminer ce texte, je tiens à préciser que je ne dénigre ni ne rejette en rien cette précieuse émotion qui vient me chambouler de fond en comble plus souvent qu’à mon tour. Tellement que le jour où je ne la ressentirai plus, vous pourrez mettre un miroir devant ma bouche et constater que je ne fais plus de buée. Je serai un humain mort.

Mais comme nous le souligne l’étymologie, émotion vient de mouvement : ex-movere. Elle est un mouvement du coeur qui appelle le geste, celui du corps, celui de l’esprit. Ainsi en est-il de l’indignation. La vertueuse tartufferie ne lui sied guère. S’indigner ne vaut que comme préambule à la rébellion. La rébellion des esprits qui remettent tout en question – en particulier les fatalités économique et sociale – et recherchent ardemment des solutions. La rébellion des corps qui se rassemblent, marchent, manifestent, s’opposent comme samedi dernier à Blainville, sous la pluie battante et glacée d’avril… Nous étions plusieurs centaines, trempés mais déterminés, à dire haut et fort que nous n’acceptons pas la trahison du gouvernement provincial obligeant cette municipalité à faire d’une tourbière une décharge de produits toxiques made in USA.

PS : il y aura d’autres manifs.

Avis aux indigné.e.s qui veulent se rebeller.

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